Irène Langlet

Commissaire associée
Professeur de littérature spécialisée en Science fiction

Irène Langlet est professeure de littérature contemporaine à l’université de Paris Est Marne-la-Vallée (UPEM). Ses domaines de spécialité sont les littératures non-fictionnelles (comme l’essai littéraire) et la science-fiction, au sujet desquels elle a publié La science-fiction. Lecture et poétique d’un genre littéraire (Armand Colin, 2006) et L’Abeille et la balance. Penser l’essai (Classiques Garnier, 2015). Elle dirige ou a dirigé les masters recherche en lettres (Limoges, UPEM) et le service d’enseignement à distance de Rennes-2. Elle pilote le projet « PARVIS – Paroles de villes » de l’I-Site FUTURE (2019-2021), qui s’intéresse à la ville du futur de façon interdisciplinaire (http://parvis.hypotheses.org). Elle est directrice de la revue en ligne ReS Futurae, seule revue académique francophone arbitrée consacrée à la science-fiction (https://journals.openedition.org/resf/).


Entrevue

Des usages dans la SF littéraire 

Une des nouvelles les plus mélancoliques des célèbres Chroniques martiennes, de Ray Bradbury, raconte sur un ton délibérément neutre comment les machines automatiques d’une maison accomplissent leurs tâches quotidiennes alors même que les habitants ne sont plus là. Du café est préparé à l’heure du petit déjeuner, des toasts sautent du grille-pain ; après l’heure habituelle du départ à l’école des enfants, et du mari au travail, des petits robots ménagers sortent des murs pour aspirer, nettoyer. Le soir, le robot central lit un poème à la veillée : « Il viendra des pluies douces », le titre de la nouvelle, est l’un des vers du poème de Sara Teasdale.

« Mrs. McClellan, quel poème aimeriez-vous entendre ce soir ? »

La maison resta silencieuse.

La voix dit enfin : « Puisque vous n’exprimez aucune préférence, je choisirai un poème au hasard. » De la musique s’éleva pour accompagner la voix. « Sara Teasdale. Votre auteur préféré, si je me souviens bien…

Viendront de douces pluies et des parfumsde terre,

Et des stridulations d’hirondelles dans l’air (…)

Et le Printemps, à l’aube, en retrouvant ses sens,

Ne remarquera pas, ou si peu, notre absence. » 

(Bradbury, Chroniques martiennes (1958), trad. J. Chambon et H. Robillot, Denoël, 1997, p. 302)

Le plus puissant effet poétique de la nouvelle réside dans les échos symboliques entre les mots du poème et le récit bradburyen de la destruction de la maison, dans un paysage dévasté où le seul être encore vivant est un chien désemparé. Il devient en effet assez rapidement clair pour la lectrice que les habitants de cette maison ont été tués dans une catastrophe qui a tout détruit sauf cette maison. L’imaginaire nucléaire sert de colonne vertébrale à cette fiction, à travers le stéréotype glaçant des silhouettes des vivants imprimées sur un mur au moment où l’explosion les a réduits en cendres. Publiée en 1950 dans la revue Collier’s, cette brève histoire de dix pages témoigne de toute une culture traumatique de l’Amérique après Hiroshima. Elle appartient à ce qu’il est convenu d’appeler « l’âge d’or » de la SF.

Elle est aussi, de façon plus discrète, révélatrice de la manière dont la SF classique traite des usages du quotidien. L’effet science-fiction, ici, est produit par la domotique sophistiquée et l’automatisation de toutes les tâches entourant les actions ordinaires : préparer le café, les tranches de pain, passer l’aspirateur, indiquer aux enfants s’ils doivent prendre un vêtement de pluie, déposer le journal que le père de famille lira sur le trajet vers son travail. Mais comment ne pas être frappée par le contraste entre cette maison du futur et ces routines que rien ne semble avoir fait évoluer ? Tout se passe comme si l’imagination de l’écrivain avait placé une sorte de cordon de sécurité autour de son invention futuriste. On a beau avoir fait franchir un pas de géant à la technologie, les usages restent inchangés. Le sexisme ordinaire, en particulier, y est aveuglant : non seulement dans la répartition sociale des activités (monsieur part au travail, madame reste à la maison), mais aussi dans l’imaginaire profond attaché à « la maison » : tâches domestiques de maintenance, sans créativité horaire ou pragmatique qui pourrait en faire un lieu différent du « dortoir amélioré » qu’il semble être. La famille respecte un modèle standard papa-maman-enfants, l’alimentation est tout aussi standardisée, l’école à distance n’existe pas plus que le télétravail. Quitte à rester à la maison, pourtant, Mme McClellan pourrait y animer une association, un fab-lab, un collectif de création ou d’intervention ; y avoir son atelier, sa fabrique ou son bureau ; le jardin pourrait être également potager, éco-relié aux autres jardins…

Dans la nouvelle de Bradbury, c’est l’ambiance de « fin du monde » qui domine ; la dissonance entre le futurisme des machines et l’immuable quotidien des humains disparus peut être vu comme la technique narrative qui permet d’exprimer toute la mélancolie de la fin du monde. Dans d’autres contextes, cette dissonance produit d’autres effets. Par exemple, chez John Brunner, il y a une ironie assez féroce dans une scène où des mères de famille très concernées choisissent les meilleurs gangs de la ville pour y inscrire leurs enfants (Sur l’onde de choc). Face à une imagination expansive qu’on observe souvent dans la SF (mégavilles, vaisseaux dantesques, milliards de milliards de mondes), la scène de Brunner relève de ce que l’on pourrait qualifier d’imagination qualitative : des transactions ordinaires se mettent à inclure des acteurs ou des éléments insolites, surprenants. Dans notre exemple, c’est le marché éducatif privé qui se met à inclure les communautés structurant la violence urbaine. Dans un autre roman de Brunner, qui appartient à la même tétralogie (surnommée « Tétralogie noire » parce que ses histoires prennent place dans un futur proche fortement dégradé), des matières communément gratuites sont devenues payantes ; l’air, dans cet exemple dont les injonctions résonnent ironiquement après la crise sanitaire de 2020 :

La surprise se double ici d’une sorte de scandale : faire payer l’air, que nous percevons comme le bien commun par excellence, cela revient à enfreindre si fortement la structuration de nos usages que l’effet science-fiction atteint un pic remarquable. La théorie littéraire désigne cela par le terme d’estrangement cognitif, où le mot emprunté à l’anglais pourrait se traduire par « défamiliarisation cognitive ». L’air payant, dans ce roman de 1972, déclenche un estrangement majeur, car il touche à nos usages les plus inconscients, ceux auxquels on ne pense même pas : respirer. Dans une série plus récente comme The Expanse, le même ressort de la fiction ne prend pas du tout le même sens : l’air est payant comme par évidence puisque l’histoire se passe sur des astres, lunes et astéroïdes sans atmosphère ; de puissantes multinationales font même commerce de ce bien précieux, et abritent les véritables dirigeants de ce monde futur imaginaire. Diriger le monde, ou les mondes de cet univers, consiste à vendre, taxer, produire et organiser la consommation d’air respirable. Mais curieusement, l’estrangement est moins fort que chez Brunner. L’air se vend, s’achète, se négocie, et la richesse venue de l’air fait et défait les empires : certes, mais à des niveaux sociaux très au-dessus du commun des mortels. Ces derniers, au quotidien, respirent comme vous et moi. La seule différence entre eux et nous, c’est qu’ils peuvent être touchés par une catastrophe majeure qui les asphyxie tous : les scénaristes prennent soin d’émailler leur histoire de quelques épisodes d’alerte ou de panique de ce type (qui voit les personnages courir en tous sens, protéger les leurs et ouvrir de grands yeux affolés comme dans n’importe quelle panique).

L’air payant est un excellent exemple pour se rendre compte que les usages ordinaires, dans la science-fiction, sont rarement affectés par les inventions des mondes imaginaires. Songeons à tout ce qu’il serait loisible d’envisager avec un tel paramètre ! Une industrie des casques et bouteilles portables, bien sûr ; une esthétique, aussi, et bientôt une industrie de la mode. Des bonnes manières et un savoir-vivre, aussi : comment porte-t-on sa bouteille en société ? à l’école ? au spectacle ? Comment s’excuse-t-on quand on cogne celle de quelqu’un ? L’usage est-il de faire le moins de bruit possible ou au contraire de faire étalage de son bon air bien pur acheté à prix d’or ? Il y aurait en effet des qualités différentes pour des prix différents, c’est probable (à moins que l’État ne les régule) ; il y aurait aussi, inévitablement, des trafics en tous genres, légaux ou non : un marché noir de l’air, des privilégiés de l’air, des corrompus de l’air, des saboteurs, des nettoyeurs, des patrouilleurs… bref : une sociologie des négociants, producteurs et consommateurs, une économie des échanges et des usages. Comment pourrait-on continuer de respirer comme à l’ordinaire si l’air devient payant ? Des jeunes sans le sou, en pleine santé, économiseront-ils sur leur maigre revenu en retenant leur respiration ? Des amoureux partageront-ils leur air ? Peut-être modifierons-nous nos mouvements, pour réduire nos besoins en oxygène. Les règles du sport seront-elles changées ? Les lieux seraient à repenser complètement pour intégrer les emplacements de nos équipements. Peut-être apprendrons-nous à recycler l’air avec des plantes, des matières ; peut-être cela transformera-t-il complètement nos maisons, nos quartiers, nos emplois du temps au travail. Et pourtant, alors que l’air payant est installé depuis longtemps dans nos mondes imaginaires – surtout quand ils sont au-delà de la Terre –, peu de fictions en ont vraiment tenu compte en tirant toutes les conséquences dans les usages. Un dôme au-dessus des maisons ou des villes, un scaphandre autour des humains, voire de leurs animaux de compagnie, comme le petit chien de Tintin sur la Lune, et le tour est joué. Le symbole est assez clair : on ne saurait mieux faire comprendre que la science-fiction est affligée ici d’une sorte de barrière de sécurité. Inventer des futurs, oui, mais avec une limite assez vite atteinte. Sous le dôme, sous la visière du casque, ou derrière la porte de la maison automatique, la vie ordinaire continue immuablement.

Sauf peut-être quand les appareils tombent en panne. Ou quand on n’a plus les moyens de payer. Philip K. Dick est devenu célèbre pour ce type de situations : l’écrivain de SF le plus adapté par le cinéma inspire à certains de ses lecteurs le sentiment d’avoir su imaginer des mondes à la fois futuristes et bricolés, avec une « ambiance d’imperfection, d’échec triomphal, cette façon de voir le monde comme une chose qui déconne » (Rodrigo Fresán). Voici par exemple Joe Chip, qui ne peut plus ouvrir sa porte parce qu’il est trop endetté :

[I]l se dirigea d’un pas décidé vers la porte du conapt et appuya sur le bouton commandant la libération du verrou.

La porte refusa de s’ouvrir et déclara :

— Cinq cents, s’ils vous plaît.

A nouveau il chercha dans ses poches. Plus de pièces ; plus rien.

— Je vous paiera demain, dit-il à la porte. (Il essaya une fois de plus d’actionner le verrou, mais celui-ci demeura fermé.) Les pièces que je vous donne constituent un pourboire ; je ne suis pas obligé de vous payer.

— Je ne suis pas de cet avis, dit la porte.

(P. K. Dick, Ubik (1969), trad. A. Dorémieux, Laffont, 1970, Livre de poche p. 30)

L’appartement et sa domotique sophistiquée sont le cadre d’une scène grinçante d’ironie où les gestes de tous les jours sont métamorphosés (ici, par le recours au crédit dans une situation d’une extrême banalité). L’invention est plus profonde qu’elle n’en a l’air, car elle met à nu la société de consommation, et un certain capitalisme de la rente plutôt que de la production de biens. Contrairement à la maison de Bradbury qui fonctionnait toute seule au service des humains absents, celle-ci est au service d’une compagnie de rapport qui facture chaque action des personnages humains, trop humains, avec leurs comportements erratiques et leur mauvaise gestion. Joe Chip n’est plus solvable, il est mal noté par la compagnie, et doit donc tout régler comptant chez lui. Dans « Il viendra des pluies douces », on pouvait interpréter ainsi que rien n’ait changé dans les usages humains : cela permettait d’exprimer la mélancolie d’une vision post-apocalyptique. Dans Ubik, les usages ordinaires restés reconnaissables (préparer du café, ouvrir une porte) révèlent un univers imaginaire parce que, justement, ils ne fonctionnent plus.

C’est à travers des dysfonctionnements dans les usages que la SF dickienne se construit. L’une de ses nouvelles devenues célèbres après avoir été adaptées au cinéma s’intitule « Minority Report » : on se souvient que c’est ce « rapport minoritaire », dont les données ne paraissent pas fiables, qui est précisément le pivot de l’action. Mais qui se souvient aussi de Deckard, le tueur d’androïdes du roman devenu Blade Runner au cinéma ? Dans Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques, la version littéraire de l’histoire, les animaux ont disparu de la Terre à quelques exceptions près, à cause d’une catastrophe nucléaire. Le scénario du film a écarté cette partie de l’intrigue ; il ne dit pas à quel point le personnage est désireux de caresser un véritable animal. Mais dans le roman, il accepte la mission justement à cause de la prime, si élevée qu’il pourra s’acheter un vrai mouton. L’extinction de masse est évoquée de façon assez diffuse, sans s’attarder à des plausibilités scientifiques ; ce qui importe, ce sont les usages nés de cet état de fait. Dans ces usages, les habitants d’un immeuble de San Francisco élèvent des animaux sur leur toit et s’épient les uns les autres pour savoir qui a un vrai animal, ou qui en a une copie. Pas question de le demander directement :

Bien sûr, certains animaux à eux aussi n’étaient que des contrefaçons électroniques. Mais il n’était jamais allé y mettre le nez, pas plus que ses voisins n’étaient venus voir de près le fonctionnement réel de son mouton. Car demander : « C’est un vrai mouton ? » aurait été plus grossier encore que de se renseigner sur l’authenticité des dents ou des cheveux d’un particulier.

(P. K. Dick, Blade Runner (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques), trad. S. Quadruppani, Champ Libre, 1976, Livre de poche p. 12.)

Ce court passage, qui a complètement disparu à l’écran, permet aux connaisseurs de savourer l’ironie d’une des scènes les plus vues et revues du film : celle où le bladerunner rencontre pour la première fois la belle androïde Rachel dans la pyramide de la Tyrell Company et lui demande si la chouette qui volète d’un mur à l’autre dans le soleil couchant est artificielle. En plus de cette transposition au cinéma, qui déforme de façon créative le roman de Dick, l’ironie porte en effet sur les bonnes ou mauvaises manières de cet univers imaginaire où ne vivent plus que des êtres artificiels. L’histoire de Deckard et Rachel toute entière se tient là également : ce sont des êtres artificiels qui tentent de vivre aussi bien que possible, et cela ne se fait pas de le leur demander. Comme Joe Chip dans Ubik, Deckard voudrait être normal et avoir un vrai animal ; Rachel voudrait être normale et avoir de vrais souvenirs. Or les artifices par lesquels cette société imaginaire tente de tenir debout laissent voir leurs failles, et mettent donc aussi à nu leurs usages, à travers des dysfonctionnements. C’est le cas pour le mouton électrique, qui tombe souvent en panne :

— Il faut constamment l’avoir à l’œil, comme l’autre. D’abord parce qu’ils tombent en panne, ces trucs-là, et alors tout le monde dans l’immeuble saurait… Six fois, j’ai dû l’amener à l’atelier de réparation… Oh ! jamais de très grosses pannes, des détails la plupart du temps… Tenez ! une fois, par exemple, la bande magnétique vocale s’est bousillée, d’une manière ou d’une autre, coincée ou je ne sais quoi.

(P. K. Dick, Blade Runner (Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques), trad. S. Quadruppani, Champ Libre, 1976, Livre de poche p. 18.)

Il est possible que la SF de Dick ait eu un tel succès au cinéma parce qu’elle réussissait, justement, à dévoiler ce que deviennent les usages ordinaires dans les mondes futurs, là où d’autres romans mettaient plutôt l’accent sur des combats, des machines prodigieuses, des voyages dans l’espace. Le fait qu’il y ait réussi en mettant en scène des petites choses qui ne marchent pas et des gens ordinaires rapproche son œuvre de celle d’Ursula K. Le Guin, qui avait fini par défendre cette approche aussi. 

C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à écrire des romans de science-fiction, je suis arrivée en traînant ce sac merveilleux, lourd et rempli de trucs – mon panier, tout plein de mauviettes et de maladroits, de petites graines de choses plus petites qu’une graine de moutarde, de filets aux tissages emmêlés qui, lorsque l’on prend le temps de les dénouer, révèlent un galet bleu, un chronomètre qui donne imperturbablement l’heure d’un autre monde et un crâne de souris ; tout plein de commencements sans fins, d’initiations, de pertes, de métamorphoses, de traductions, de bien plus de ruses que de conflits, de bien moins de triomphes que de pièges et de désillusions ; tout plein de vaisseaux qui restent coincés, de missions qui échouent et de gens qui ne comprennent pas. J’ai dit qu’il était difficile de faire un récit captivant en racontant comment nous avons arraché les graines d’avoine sauvage de leurs enveloppes, je n’ai pas dit que c’était impossible. Qui a jamais dit qu’il était facile d’écrire un roman ?

Si la science-fiction est la mythologie de la technologie moderne, alors ce mythe est tragique.

(Le Guin Ursula K., « The Carrier Bag Theory of Fiction », in Dancing at the Edge of the World, Grove Press,Kindle edition, 1989d; trad. française « La théorie de la fiction-panier » (Aurélien Gabriel Cohen), site web « Terrestres » (revue en ligne), 2018; URL: https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/)

Pour elle, c’était la seule manière de faire une place aux gens dont on ne parle jamais dans la SF, et en particulier aux femmes (mais pas seulement). Il ne faut pas se méprendre sur « les mauviettes et les maladroits » de son essai : par ces termes, Le Guin désigne ironiquement les personnages qui n’entrent pas dans le cliché du super-soldat, du super-héros, du commandant de vaisseau ou de l’explorateur vaillant. Aux yeux de cette écrivaine récemment disparue, la SF raconte trop d’histoires de guerres spatiales menées par des hommes qui ne font jamais la vaisselle, de machines merveilleuses inventées par des ingénieurs qu’on ne voit jamais s’occuper de leurs enfants ; les futurs déployés dans ces histoires ne concernent qu’une toute petite partie de la vraie vie, et perdent alors leur intérêt. Le Guin a développé son point de vue à travers un personnage symbolique qu’elle a appelé « Mrs. Brown », en référence à un texte féministe célèbre de Virginia Woolf ; elle s’est donné pour tâche de lui faire une place dans le vaisseau spatial, ce qui signifie, symboliquement, lui faire sa place dans les écritures du futur, et donc tâcher de ne pas écrire que des histoires de guerres spatiales, mais aussi des histoires où la vie ordinaire est mise en scène, à travers ses usages. Dans l’un de ses romans les plus célèbres, au lieu de décrire pesamment les maisons d’une planète où règne un très éprouvant hiver, Le Guin se contente par exemple de signaler qu’un personnage entre chez son ami par la porte d’été, levant les yeux vers la porte d’hiver. Il n’en faut pas plus pour imaginer la hauteur d’enneigement et esquisser, aussi légèrement que sûrement, les usages d’une planète où l’on sait aménager les maisons en fonction des saisons. Ce roman, La Main gauche de la nuit, est devenu célèbre pour d’autres éléments de son histoire, en particulier les usages sexuels au sein de la société extra-terrestre, qui dictent des comportements insolites, semant un « trouble dans le genre » (pour reprendre les termes de Judith Butler). En effet, les individus de la planète Gethen sont censément asexués pendant la majeure partie du temps, et révèlent leur orientation lors de périodes d’activité sexuelle appelées kemmas, avant de revenir à l’indifférenciation – après avoir donné, le cas échéant, naissance à un enfant. Le roi de l’histoire tombe d’ailleurs enceinte, au cours du récit. En dépit de cette imagination spectaculaire, Le Guin elle-même n’a pas échappé à la critique d’une reproduction docile des usages dominants, et l’on peut aisément se rendre compte que cette supposée « indifférenciation » des êtres de Gethen leur donne une apparence tout bêtement masculine. Plutôt qu’une société androgyne, le roman invente donc une société d’hommes qui deviennent parfois des femmes. Le Guin a eu besoin de réaffirmer à de nombreuses reprises son point de vue, et de modifier jusqu’à sa manière d’écrire, pour parvenir à créer le type d’histoires qui explore les usages du quotidien à travers des personnages ordinaires, des femmes, des enfants, « des mauviettes et des maladroits » : ce fut par exemple dans le beau roman La Vallée de l’éternel retour.

Inventer d’autres usages que ceux d’une consommation fascinée par les machines, dans d’autres histoires que celles qui sont conduites par des hommes sur des scénarios déconnectés du quotidien, n’a rien de simple : les meilleures volontés peuvent y tomber dans de redoutables pièges, afficher uniquement des hommes quand on parle de hackers et de makers et uniquement des femmes s’il s’agit d’ouvrir la porte d’un frigo plein… La répartition sociale des sexes révèle à cette occasion à quel point elle structure en profondeur nos imaginaires, et bloque la transformation de certains usages. La science-fiction n’a pas vraiment été utile, dans son « Âge d’or », pour les faire évoluer ; on peut même avancer sans trop se tromper qu’elle a été l’un des genres littéraires et cinématographiques les plus conservateurs. Parce qu’elle était écrite plutôt par des hommes ; parce qu’elle glorifiait une société de consommation indispensable à l’idéologie du productivisme industriel ; mais aussi, plus profondément, et comme l’avait très bien senti Le Guin, parce qu’elle est dominée par des scénarios d’épopée technologique et industrielle. Il est peu probable que la vogue post-apocalyptique renverse vraiment la vapeur : même s’ils font apparemment table rase de nos sociétés technologiques de consommation, les mondes à la Mad Max sont plus réac que jamais. L’aliénation des êtres humains au sein de structures sociales revenues à une barbarie néo-féodale n’a d’égal que l’aliénation à des systèmes de production opaques où la machine reine domine le quotidien plus férocement que jamais, puisque la rareté exacerbe sa valeur. On est aux antipodes des utopies d’un Murray Bookchin dans Au-delà de la rareté, qui imaginait dans les années 1970 une anarchie écologiste néo-technologique. Dans d’autres œuvres post-apocalyptiques, par exemple La Route de McCarthy ou le cycle Maddaddam d’Atwood, on rencontre des esthétiques de la ruine, de l’extermination et du désastre, des langages nettement religieux, des vocabulaires évangéliques plutôt que des récits de résilience technologique, de recyclage et de trouvailles. Certains ont pu parler de disaster porn au sujet de ces fictions.

Entre glorification de la technologie et imaginaire aliéné, la science-fiction ne laisse pas émerger beaucoup d’usages à la fois concrets, près du quotidien, et produisant un estrangement cognitif déterminant. Un système socio-familial insolite y parvient judicieusement dans les premiers chapitres d’un roman récent d’Ada Palmer, situé en 2454 :

« Vous vous trompez, Monsieur. (…) Ni les nombres ni les rares psychés que vous disséquez ne stimulent les plus grands progrès. Le stimulants, ce sont les groupes. (…) il faut renoncer à la famille nucléaire et la remplacer par un collectif de vie. Quatre à vingt amis choyant ensemble enfants et idées, dans un havre de discussion et de jeu partagés. Ce n’est pas la maternelle qu’il faut révolutionner, c’est la famille. »

Cette hérésie, ce bash, un mot que Cullen tira d’i-basho (le chez-soi japonais, avec quelque chose de plus fort), ce défi lancé au superbe système de Brill, l’élève rebelle n’osa le présenter qu’accompagné de notes extensives. 

(Palmer, Trop semblable à l’éclair (2016), trad. M. Charrier, Denoël, 2019, p. 51).

Mais l’estrangement ne dure que jusqu’à ce qu’on en vienne aux choses sérieuses (gouverner le monde), dès le chapitre 9, et que le conseil des chefs apparaisse : huit hommes, une femme. Un futur patriarcal aussi conservateur et peu désirable que possible, qui fait apparaître rétrospectivement les bashs comme des gadgets qans importance. En veut-on d’autres ? Un orgasme de 20 minutes chez Iain M. Banks (L’usage des armes) ; des vêtements qui changent de couleur selon l’humeur ou la publicité (chez Greg Egan) ; des machines à composer des aliments synthétiques (réduits en pilules ou cubes uniformisés), chez à peu près tout le monde… mais guère d’innovation gastronomique, couturière ou sexuelle qui les rendraient plausibles, c’est-à-dire aptes à porter une vision neuve de la société, du vivre-ensemble, de la politique et de l’histoire humaines… et surtout, pour commencer, aptes à structurer un récit construit autour d’un estrangement cognitif. Rien de plus difficile : il s’agirait de déployer des usages inédits, incompréhensibles pour nous… mais sans les expliquer, en leur gardant leur part d’énigme, en laissant le récit futuriste les installer dans un univers imaginaire où ils prennent peu à peu tout naturellement leur sens. Car si on les explique, ces usages insolites deviennent aussi bancals que si on racontait une histoire qui se passerait dans nos époques en expliquant lourdement des actions que nous faisons machinalement. Imagine-t-on un Balzac ou une Duras décrire doctement comment on se verse un verre de vin, pourquoi on s’assied dans un fauteuil ?

Il n’est peut-être pas illogique, dès lors, de trouver les meilleurs exemples de pratiques futuristes chez des auteurs comme Dick, qui s’ingénient à faire dysfonctionner objets et usages : dans le récit-même de leur dysfonctionnement, on saisit à la fois l’objet inédit et l’usage qui s’y rapporte, tel cette pièce de monnaie à glisser dans la porte pour qu’elle s’ouvre. Une panne est idéale, en quelque sorte, pour commenter un fonctionnement énigmatique tout en donnant l’impression qu’on ne fait que le remettre en état de marche. Lorsque des personnages se posent des questions, analysent des documents, les œuvres développent les énigmes du futur sans donner de réponse définitive, en laissant ouvertes les possibilités et les hypothèses. Le Polonais Stanislas Lem est resté l’écrivain le plus prisé pour cette technique de récit, à travers la « solaristique », par exemple, qui rassemble toutes les interprétations au sujet de la planète Solaris à laquelle les humains ne comprennent pas grand chose. Le roman City de Clifford Simak, traduit en français par Demain les chiens, est un autre exemple classique de cette manière de raconter. Le livre se présente comme l’édition commentée d’histoires que se racontent des Chiens à la veillée, au cours de laquelle ils discutent de l’existence d’êtres légendaires appelés des « Hommes ». Toute une histoire du futur, des usages et événements apparaissent indirectement dans les commentaires, sans garantie de véracité, nécessitant du lecteur une interrogation constante. De la sorte, la vie des Hommes du futur est esquissée au fil de la lecture elle-même, par celles et ceux qui lisent et partagent les hypothèses des Chiens. Ce modèle de récit à plusieurs futurs emboîtés, nécessitant une participation active des lecteurs, a inspiré Michel Houellebecq dans son roman La Possibilité d’une île. A l’instar de La Vallée de Le Guin, les romans façonnés comme des puzzles, des dossiers dont il faut raccorder les pièces, offrent une autre technique utile pour pratiquer cette science-fiction productive, qui nourrit et fait durer l’estrangement cognitif.