Nicolas Nova

Commissaire associé
Chercheur / Co-fondateur du Next Future Laboratory

Nicolas Nova est co-fondateur du Near Future Laboratory, une agence de prospective et d’innovation impliquée dans des projets de design fiction, et professeur associé à la Haute-Ecole d'Art et de Design (HEAD – Genève) où il enseigne l'anthropologie des techniques, l'ethnographie appliquée au design, les enjeux contemporains du numérique et le design fiction. Il est également chercheur associé au medialab de SciencesPo Paris.


Entrevue

DESIGN FICTION: matérialiser demain

Ruelle de Shanghai, au milieu d’un labyrinthe de petites boutiques, un réparateur à la barbe éparse recueille des objets connectés. Il accueille ce matin un client italien qui amène une cafetière récalcitrante. Et lui assène « il y a des gens qui éduquent des enfants, d’autres des animaux, moi j’éduque les objets ». Le tenancier lui montre alors comment s’y prendre avec tout ces appareils soit distants intelligents. Au sol, un aspirateur Roomba reçoit des coups de bâton pour le faire optimiser ses déplacements, et un ventilateur se voit récompensé (ou puni) s’il se comporte comme il faut. Située dans un futur si immédiat qu’il en parait proche de nous, la vidéo Teacher of Algorithms met en scène la vie quotidienne d’un nouveau métier apparu avec la diffusion des objets connectés. Commandé par le groupe de recherche universitaire Thing Tank, le court-métrage décrit les astuces et les activités d’un « éducateur d’algorithmes », et, ce faisant, nous faire comprendre l’avènement de toute une économie de la réparation de l’appareillage numérique contemporain ; un thème peu abordé par le monde entrepreneurial et industriel plus friand de nouveautés que de durabilité… comme l’explore le Near Future Laboratory avec son TBD Catalog réalisé en 2014, et qui consiste en un recueil de produits du futur envisageables à court terme, des drones promeneurs de chiens aux romans générés automatiquement par des programmes intelligents, en passant par des matières premières écologiques à base de graines pour imprimante 3D. Le tout sous la forme d’un catalogue de vente par correspondance, en papier, avec chaque produit présenté sous forme d’un descriptif, avec ses dimensions, son prix, et même, comme il se doit, un bon de commande à la fin. Certains produits semblent commercialement plausibles, d’autres relèvent du gadget, comme dans un catalogue classique.

Cette manière de matérialiser les changements technologiques et sociaux, d’en montrer les implications pour la vie de tous les jours, avec un format accessible (un catalogue, une vidéo narrative) illustre une façon spécifique au design d’interroger nos relations aux objets techniques, le design fiction. Et même s’il existe toute une tradition du récit technologique, tant dans la science-fiction que dans les multiples formes de l’idée de progrès dans les sciences positives auxquels elle est souvent associée, le propos des projets tels que Teacher of Algorithms ou TBD Catalog tient moins de la célébration de la nouveauté technique (ou de la crainte qu’elle suscite), que d’un questionnement sur l’orientation ou la pertinence de tel ou tel changement à venir. D’où le choix d’une représentation réaliste des possibilités techniques, soit par le biais d’un format familier pour faire saisir aux lecteurs les conséquences des objets techniques, soit en mettant en scène les enjeux les plus banals de ceux-ci (la panne, le gadget).

Teacher of algotithms – Simone Rebaudengo, 2015

Ce travail mené depuis une douzaine d’années par groupe de praticiens du design fiction trouve son origine dans une posture de designers qui cherchent à dépasser le positionnement classique de leur discipline. Leur objectif n’est ni de concevoir un produit ou service à commercialiser, ni de résoudre un problème précis. En jouant sur une mise en scène accessible et familière des trajectoires à venir, ces designers montrent des angles morts (la maintenance et les moyens de remédier aux pannes dans le Teacher of Algorithm), ou des scénarios possibles plus ou moins désirables (l’éventail de produits du TBD Catalog). Dans quel but ? Il s’agit moins de commercialiser ou de séduire, mais plutôt de stimuler les échanges à propos du bien-fondé et de la pertinence des trajectoires technologiques, voire d’imaginer des pistes alternatives. Le tout sans proposer une vision normative et unifiée de ce que les choses devraient être. C’est d’ailleurs là une constante des projets de design fiction, qui contrairement aux films ou aux romans de science-fiction, ne proposent pas d’histoire proprement dite. En témoignant de fonctionnalités ou de comportements nouveaux, ces objets font allusion à des trajectoires potentielles, et, ce faisant, suggèrent des mondes possibles.

TBD Catalog -Near Future Laboratory, 2014

Ce rôle spéculatif et stimulant du design pour la société n’est pas nécessairement nouveau. Si l’on remonte la généalogie du design et de l’architecture, on se rend compte des liens étroits que ces deux champs ont entretenus avec l’anticipation et la réflexion critique sur l’avenir. Archigram, un groupe d’architectes et de designers britanniques des années 1960, tout comme Superstudio, une équipe d’architectes italiens de la même époque, peuvent être considérés comme les figures les plus marquantes d’une telle approche. Le travail de ces personnes, donnant rarement lieu à une production de masse, est passionnant du fait de leur double statut : une critique du présent arrimée à une exploration de futurs possible. En s’opposant à l’aliénation de l’industrialisation, et à l’avènement de la société de consommation, ces objets et architectures avaient pour but de générer nouvelles utopies. Au lieu de répondre à la demande de clients, ces créateurs se sont attachés à mobiliser leurs compétences pour imaginer des voies avant-gardistes, et à utiliser les formes de l’époque à cet effet : maquettes de projets spéculatifs, bandes dessinées décrivant leurs détournements, plans techniques, affiches, expositions… Ces objets furent conçus avec un souci constant d’intelligibilité, pour laisser les profanes s’approprier ces visions. Du fait de l’absence de construction, la valeur de leur travail réside plus dans cet objectif que dans la création elle-même.

Cette démarche d’architecture radicale poursuivie dans les années 1960-1970 a connu une résurgence il y a une quinzaine d’années dans le champ du design d’objets et du design numérique. Avec notamment le travail d’Anthony Dunne et de Fiona Raby, un couple de designers anglais alors enseignant au département Design Interactions du Royal College of Art à Londres. À la manière des architectes cités plus haut, leur objectif consistait à proposer des créations spéculatives afin de « questionner les affirmations rapides, les présupposés et les allants de soi concernant le rôle joué par les objets dans notre vie quotidienne. Il s’agit plus d’une attitude que quoi que ce soit d’autre, un positionnement plutôt qu’une méthode ». C’est bien de design dont il s’agit puisque les pièces proposés sont toujours plausibles, potentiellement envisageables dans un contexte donné, et souvent fonctionnels : caisson de Faraday créé pour se protéger contre les ondes électromagnétiques (Dunne & Raby), mobilier robotique carnivore permettant de produire de l’électricité (Auger-Loizeau), appareil photographique capturant l’apparition de nuages ayant des formes de visages (Neil Usher), machines-parasites pouvant « voler » de l’énergie aux objets voisins (Michail Vanis), etc.

Carnivorous Domestic EntertainmentRobots, 2009

Le design fiction, tel que proposé par mon collègue du Near Future Laboratory Julian Bleecker voisine avec ces approches d’architecture radicale et de design critique. À l’intersection du design d’accessoires de cinéma, des cultures populaires et de la prospective, le terme désigne la création de prototypes d’objets fictifs et plausibles pour exprimer des réalités futures et explorer de nouveaux imaginaires de l’avenir. Sans doute moins lié aux codes esthétiques des arts appliqués et du design, le design fiction correspond à l’utilisation de formats familiers pour incarner ces scénarios de la manière la plus réaliste possible, pour exprimer des réalités futures et explorer de nouveaux imaginaires de l’avenir. Catalogue d’objets fictionnels, extraits vidéo montrant une journée dans la vie d’une personne, panneau de signalétique, faux magazines, emballages de médicaments fictifs sont produits non pour leur rôle narratif dans une œuvre de fiction, ni, à l’évidence, pour être commercialisé ; mais pour matérialiser, donner à penser, et faire échanger sur des trajectoires.

Ces mises en situation, et l’usage de formats très proche de ceux des cultures populaires (catalogues, jeux de cartes, faux manuel) pourraient laisser penser qu’il ne s’agit que de canulars amusants et futiles, mais c’est là une vision réductrice. L’objectif n’est ni de se moquer ni de berner les participants, mais de questionner la diffusion des technologies dans notre quotidien, et de faire réfléchir aux imaginaires alternatifs. Contrairement aux anticipations futurologiques quasi hygiénistes montrées dans les vidéos des grands groupes industriels, le principe n’est pas de convaincre qu’une technologie possible va se diffuser. Il ne s’agit pas non plus de susciter de nouveaux besoins. Le but des designers intéressés par ces approches réside dans la critique et la déconstruction de ces futurs présentés comme allants de soi et évidents que sont les voitures volantes, la domotique, les robots humanoïdes ou l’intelligence artificielle. Proche des œuvres de science-fiction dans leur logique, mais sans la dimension narrative de celles-ci, le design fiction met en scène certaines de nos préoccupations : comment sera notre vie quotidienne demain ? Comment les technologies seront-elles employées ? Quelle frictions et problèmes sociaux pourraient-elles entrainer ? Ou, plus largement, quelles en seront les implications sociologiques, anthropologiques et politiques ?

Les créateurs de design fiction envisagent les réponses à ces questions au moyen de diverses modalités : la satire ou le commentaire, l’uchronie ou la relecture absurde, le récit utopiste ou mettant en garde contre l’avènement de tel ou tel changement. Ce faisant, ces designers poussent les technologies et les mutations sociales à leur paroxysme, pour en montrer les conséquences possibles. Ils ou elles extrapolent à partir de leur observation fine des pratiques actuelles, en demandant par exemple ce que deviendrait tel détournement d’une technologie récente, ou en imaginant une généralisation de telle pratique sociale. Selon les projets, les motifs abordés par ces créateurs sont tout aussi importants que les modalités formelles de présentation : extrapolation à partir de conditions actuelles, exagération subtile et amplification de phénomènes contemporaines sont les multiples moteurs de l’exploration proposée dans les design fiction ; avec plus ou moins d’humour et d’ironie. Comme les œuvres de science-fiction certes, mais avec un objectif distinct, qui consiste à susciter un débat, à provoquer des réactions, tout en dévoilant des enjeux discrets auprès du grand public, des entreprises et des organisations publiques.